faire de l’art pour panser l’insurmontable gravité du monde
Alexandrie, pourquoi ?
Comme beaucoup de ses amoureux, je suis arrivée à Alexandrie un peu par hasard. La première fois, tout me faisait peur et me fascinait ; et quand j’en suis partie, j’ai eu mal au cœur pendant des mois. C’était un chagrin d’amour, qui n’avait pour bourreau que la ville.
Peut-être que j’ai continué pendant quelques années à l’idéaliser, d’une manière presque romantique, un peu niaise et surtout très déconnectée de la réalité, je pense que ça a contribué à et même nourri cette fascination. Je pense d’ailleurs qu'on a tous un rapport étrange à Alexandrie : elle est captivante et effrayante à la fois. Il n’y a qu’Alexandrie qui a réussi à m’inspirer quotidiennement et sans effort, elle n’avait rien à faire d’autre que d’être là. C’est comme si j’aspirais la ville, et que je la vomissais sur les pages du carnet.
Je l’aime et je l’admire dans ce qu’elle a de magique, de mondain, de normal et d’extraordinaire : dans son chaos et son silence, sa violence et sa tendresse, à travers les odeurs de pain chaud, de fruits pourris, de plastique brulé et de merde. Face à la ville, on est tous pareils. Et parfois j’ai encore peur de sortir de chez moi.
Je ne m’intéresse pas vraiment à l’histoire, ni à l’Égypte antique - quoiqu’ils étaient très forts pour produire de belles images. Ce qui m’inspire, c’est aujourd’hui, c’est les histoires des gens et le chaos de la ville, la rue, les petites aventures du quotidien et les jours calmes au milieu de la tempête. Tout est poétique sans être trop abstrait, je veux documenter les vraies choses de la vraie vie.
David Hockney: "Drawing makes you see things clearer, and clearer, and clearer still. The image is passing through you in a physiological way, into your brain, into your memory—where it stays."
Carnets-trucs
Depuis 3 ans, je documente mon quotidien alexandrin : je dessine tous les jours les petites et grandes aventures qui me traversent. Au début, c’était un carnet de voyage. Et ensuite, j’ai décidé de rester. Alors maintenant, je ne sais plus vraiment quel nom leur donner.
Au fil du temps, les carnets sont devenus comme une archive de moi-même et de tout ce qui gravite autour de moi, une archive d’histoires, d’émotions et de vérités, une archive du vivant. Le carnet accueille le soulagement de l’angoisse des souvenirs qui disparaissent. Il devient une seconde mémoire, qui ne s’effrite pas, qui ne se distord pas ; ainsi l’objet imposant, le carnet gonflé de souvenirs, comme une grande brique saturée de pensées, est une présence soulageante dans un quotidien anxieux. Comme les fleurs de Frida, j’archive mes pensées parce que j’ai peur de les oublier un jour.
Frida Kahlo: "I paint flowers so they will not die."
Entre le document, le carnet de bord et le livre d’artiste, entre le journal intime et l’outil documentaire, il devient un lieu d’expérimentations plastiques et un outil de lien et de présence. J’ai toujours eu beaucoup de mal à m’exprimer, avec la voix qui tremble et les joues rouges et les mains moites. Je dessine pour ne pas avoir à raconter, je laisse mes dessins parler à ma place. Quand je suis arrivée à Alexandrie et que je voulais me faire des amis et comme je ne suis pas à l'aise avec mes mots, j’ai passé beaucoup de temps à dessiner les gens autour de moi. Bonne nouvelle : ça a marché.
Je suis relativement obsessionnelle face à ce que je possède - je crois que je crois en la mémoire des objets. J’ai même fini par injecter ma propre mémoire dans les objets que je fabrique. C'est pour ça que de découdre mes carnets, c'était un geste fort et un moment important pour moi. J’ai sorti tous mes souvenirs et les ai mélangés sur le sol de ma chambre… et à ce moment-là, plus rien n’avait de sens. Je me suis volontairement dépossédée de toute ma mémoire, comme une sorte de trépanation symbolique.
De l’intime
Le petit dessin crée aussi une forme de lien privilégié entre l’artiste et son spectateur : pour bien les regarder, vous êtes obligés de vous approcher très près de mes bouts de carnet. C’est une manière pour moi de réinjecter de l’intime dans le contexte impersonnel de la galerie, de contribuer à ma petite échelle au grand projet duchampien de sortir de “l’art rétinien”. Chaque page est remplie de petites histoires et d’anecdotes rigolotes. Présenter le carnet à froid, comme ça, me demande beaucoup de lâcher-prise : d’habitude, quand je présente mon carnet à mes proches, je n’arrive pas à me taire.
Se foutre à poil
Ces carnets sont un lieu confortable pour déposer ce que je vis et ressens, car il a l’avantage de pouvoir être refermé, rangé, caché. Aujourd’hui c’est la première fois que je dévoile toutes ces pages au monde… et j’ai vraiment l’impression de me foutre à poil. C’est un projet visuellement modeste qui a besoin qu’on lui laisse de la place et qu’on lui accorde du temps, de la présence. C’est un pari et c’est un risque. Au milieu d’une foule d’autres images, il n’est pas assez beau pour être remarqué.
De l’importance de l’art de poche
Pour moi, le petit dessin est un médium plus honnête que les grandes autres choses : je n’ai pas la prétention d’avoir assez à dire pour l’étaler sur un deux fois quatre mètres. Je m'émerveille aussi de la naïve et tendre manière dont on accorde de l'importance aux petits dessins. On a tous déjà eu un petit papier un peu froissé, emmêlé dans les peluches de notre fond de poche, qui est cher à notre cœur. Le dessin transporté détient quelque chose de fragile, d’éphémère et de pudique, ce ne sont que quelques traces souvent maladroites sur un bout de papier et pourtant, rien n'est plus vrai et touchant et drôle et sensible.
Et puis, tout le monde comprend le dessin. C’est un médium régressif et accessible : deux choses qui manquent cruellement dans le monde de l’art.
Erwin Wurm : "I think art should be funny and ugly and complicated and illuminating things at the same time."
Éviter l’ennui
En même temps, je n’ai pas de patience et je me lasse très vite : il faut que ce que je ressens apparaisse rapidement. Quelque chose de léger, drôle et rapide. Le carnet est un lieu d'expérimentations : tous les jours, j’essaye de varier les outils que j'utilise et de créer de la nouveauté. C'est une manière de sans cesse questionner ma pratique.
Quand j'ai commencé à dessiner, je me disais que je ne voulais jamais trouver mon propre style : dès qu’un outil, un médium, ou un trait devenait familier, je me forçais à l’abandonner, à essayer quelque chose de nouveau et de différent. Si ce n’est plus ni une évidence, ni une contrainte absolument rigide, j’en vois encore les traces dans ma pratique du dessin, encore très fluide et flexible. J’improvise, je ne sais jamais à quoi ça va finir par ressembler. Dessiner, c’est un jeu.
Ervin Wurm: "I'm not interested in complicated stuff. I don't want to torture myself. I have a lot of fun."
Oisive et insupportable
Il ne vous échappera pas que je me dessine beaucoup et souvent - pas seulement par pure vanité, mais surtout parce que je passe malheureusement trop de temps avec moi-même. C’est plus cathartique que nécessairement intéressant.
Collections
Depuis mon enfance, j’ai pris cette habitude : collecter les trésors de la vie de tous les jours, les glands et les petites billes de bétons que je disais précieuses, et les cailloux qui m'accompagnaient quand je sortais de l'école. Je collectionne parce que j’ai peur de manquer, de me retrouver seule, nue et vide. J’accumule dans l’espace les machins et les trucs qui me font me sentir vivante et qui comblent le silence. Je collecte les dessins, les pratiques, les amis, les envies, je collecte encore mes souvenirs dans d’immenses livres que personne n’avait jamais ouvert. Et un jour, tous ces fragments, toutes ces traces ont commencé à prendre du sens : je suis toutes les choses que j’ai toujours aimées.
J’ai toujours été obsédée par les images
Vignettes Panini, encyclopédies illustrées, posters de groupes de rock, bandes-dessinées… j’ai passé ma vie à m’en entourer. Elles ont toujours été une présence rassurante et le portail vers un ailleurs qui me fascinait. Aujourd’hui, sans m’en être rendue compte, ma pratique artistique se concentre principalement autour de collections d’images.
Dans ma tête, mes pensées ont toujours été extrêmement désordonnées, emmêlées les unes aux autres - et ça se répercute dans mes pratiques. Au lieu de penser pendant 6 mois à la construction méthodique, justifiée et détaillée d'un grand chef-d'œuvre, je préfère travailler dans l'urgence et l'agitation - produire beaucoup pour ordonner ou vider mon esprit.
La collection comme pratique dépasse la production-même de l’objet artistique : il s'agit plutôt d'établir un cadre, un système, dans lequel injecter petit à petit une multitude de petites choses. Ce qui importe c'est toujours l'ensemble des contributions, le processus et ce système qui, à mesure de l'avancée du travail se fluidifie, devient plus flexible, adaptable face aux imprévus et aux idées de dernière minute, grandit et se consolide. c’est une narration, une histoire, une séquence, dans ce qu'elle présente mais aussi dans son essence-même. C’est quelque chose qui bouge. Les résultats, je m’en fiche qu'ils soient beaux.
Ervin Wurm : "I'm not interested in creating perfection; I want to create a language for imperfection."
Je trouve dans la curation presque une forme de mensonge : sélectionner une image dans un corpus artistique et choisir ce qui peut être dévoilé et ce qui doit rester caché, c’est dépourvoir l’artiste de la plupart de son œuvre, lui arracher une partie de son cœur.
Présenter autant d’images de manière aussi désordonnée, c'est éviter à tout prix la curation - ou plutôt développer une forme de démocratie curatoriale : si l’une de ces pages est importante, alors elles le seront toutes. Tout ça, c’est moi.
C'est aussi important que ces bouts de carnets soient montrés dans leur ensemble, ils ne créent du sens que dans leur totalité, comme une grande explosion plutôt chaotique. Si je n'expose qu'une seule page, elle ne serait rien de plus qu'une tentative, au mieux médiocre, de présenter un fragment de quotidien purement inintéressant.
Sophie Calle: "A sequence of images is akin to a diary, capturing fragments of life that together create a larger, more complex narrative of existence."
Faire de l’art pour panser l’insurmontable gravité du monde
Les artistes, ce sont toujours les autres, qui ont plus de prestance et qui parlent avec des mots que personne ne comprend et qui ne veulent rien dire. J’ai fait le choix de remplacer les grands mots par les gros mots, pas trop sérieux et pas trop lourds ; des mots qui peuvent toucher tout le monde. C’est dans l’oralité que se trouve le vrai et l’honnête : si je voulais parler du monde de manière solennelle, j'aurais fait de la politique, pas des petits dessins.
Tracey Emin: "Sometimes I might be vulgar, but I'm never nasty, and there's a big difference."
Ervin Wurm : "Art can be serious, but that doesn't mean it has to be heavy."
Je veux intégrer dans ma pratique une forme de familiarité : un lieu commun, un vocabulaire visuel partagé, un quelque chose de confortable et accessible. Je fais de l’art parce que ça me fait du bien et parce que c’est marrant, parce que rien n'est plus important. La pratique artistique est finalement un geste très égocentrique et prétentieux, c’est un signe de désespoir : je n'ai jamais croisé d’artiste qui aille vraiment bien.
J’aime le travail documentaire et explorer les manières dont on peut parler du monde, sans trop le trahir, cette recherche de vérité. Il n’existe rien de plus vrai que l’imperfection du dessin, les traits qui tremblent et les ratures.
Tove Jansson "It's funny how people can invent stories that contain their own truths." / "The dangerous thing is that you're safe when you're writing. There's no need to get scared, no need to be hurt. But when you're painting, anything can happen."